Sélectionnez votre langue

Fawđā al-ħawāss (Désordre des sens), Ahlem MOSTEGHANEMI1, Beyrouth, Dār al-`ādāb, 1998.

Constantine, fin 1991: une jeune romancière décide, après deux années de silence, d’écrire une nouvelle où sont mis en scène deux amants. Deux amants dont nous ne savons pas grand-chose, à part qu’ils ont une curieuse manière de communiquer. En effet, l’homme ne parle pas beaucoup ou bien utilise des mots qui tranchent. La femme, elle, dans l’espoir de le comprendre, tente d’adopter sa façon de parler. Aussitôt cette nouvelle achevée, la narratrice a la folle idée d’aller trouver, dans la réalité, cet homme inventé de toutes pièces. Cette quête la conduira vers une série d’aventures et de rencontres improvisées, la faisant accoster sur les rives d’une passion dictée par sa seule intuition. Elle réussira à trouver cet homme et l’aimera sans savoir complètement qui il est. Il lui révèlera, un jour où elle vient le voir chez lui, qu’il est Khaled ben Tobal. Or Khaled ben Tobal est un personnage sorti tout droit d’un de ses anciens romans2. Le plus troublant sont sans doute ces détails communs entre le personnage du roman et l’homme en question qui, comme lui, est invalide et ne peut se servir de son bras gauche. Déconcertée, la narratrice est persuadée que la littérature la punit en faisant se réaliser ses propres inventions dans la vie réelle.

Entre Constantine et Alger, l’amour des deux personnages croît au milieu de sens en furie et dans un espace où seul le néant est maître. Dans le même temps, le pays sombre dans l’intégrisme islamiste et la violence bat son plein. Peu à peu, la mort gagne tout facteur stabilisateur, détruisant les symboles d’une éventuelle reconstruction. Lorsque cet amour aboutit enfin à l’accomplissement, ce sera le signe de la fin de cette relation. Peu de temps après, le déchirement arrive à son comble: Mohamed Boudiaf, alors président, est assassiné.

C’est un monde difforme qui nous est présenté, un monde où il n’y a plus d’idées en ce sens que l’idée suppose encore quelque chose de construit. Ce récit, où les frontières entre réalité et fiction se brouillent à l’intérieur même de la fiction qu’est le roman, tente de décrire la déstructuration d’un pays et l’effritement de ses valeurs. Chacun des personnages semble n’être plus qu’un corps et des sens qui réagissent en fonction des rencontres, des pertes et des évènements.

Mais au-delà de la description d’un monde qui tombe en ruine, Fawđā al-ħawāss est un roman qui se distingue par une structure fragmentée où l’éclatement de la composition est plus que jamais manifeste. Le langage, en tant qu’instrument de communication, y est affiché comme ne pouvant pas assumer ce rôle: il ne sert qu’au fantasme et à la réminiscence. Une grande liberté est prise avec le lexique et la syntaxe, donnant lieu à de nombreux passages en prose rimée et à de curieuses métaphores qui résistent à l’intelligibilité et qui tendent à dé-sémantiser le langage socialisé et, dans le même temps, à le re-sémantiser en lui faisant porter un autre sens. Le roman regorge de citations diverses qui, par moment, semblent n’être qu’un étalage gratuit de «savoir», n’apportant rien de neuf au texte. Contrairement à Dākirat al-ğasad, l’écriture est ici hâtive et la part de renouvellement, maigre. Par ailleurs, s’il s’inscrit sans encombre dans une littérature du désenchantement3, Fawđā al-ħawāss ne semble pas aller vers un nouveau genre qui proposerait une nouvelle structure avec de nouvelles règles et dont le but serait de rendre compte des bouleversements d’un monde devenu difficile à appréhender à travers les genres littéraires traditionnels. Quoi qu’il en soit, il est encore trop tôt pour dire si ce texte – comme d’autres – surmontera ou non l’épreuve du temps.

Enfin, la traduction parue récemment chez Albin Michel dans la collection «Les grandes traductions» est signée de France Meyer4. Le lecteur averti ne manquera pas de constater les nombreuses lacunes que compte cette version, tant sur le plan culturel et socio-historique, que sur le plan linguistique. Nous sommes loin de l’original, loin d’une traduction «relevante» au sens où l’employait Jacques Derrida5.

Esma-Hind TENGOUR


Notes

2 À l’origine, Khaled ben Tobal est le nom du personnage principal d’un roman de Malek Haddad Le quai aux fleurs ne répond plus (Julliard, 1961) qui inspira à A. Mosteghanemi son premier roman Dākirat al-ğasad, Mémoire du corps (Dār al-`ādāb, 1993), dont le narrateur et personnage principal porte aussi le nom de Khaled ben Tobal.

3 Cf. Heidi Toelle et Katia Zakharia, À la découverte de la littérature arabe du VIe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, pp. 307-309.

4 Ahlam Mosteghanemi, Le chaos des sens, traduit de l’arabe par France Meyer, Paris, Albin Michel, 2006.

5 Jacques Derrida, «Qu’est-ce qu’une traduction ‘‘relevante’’?», Quinzièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1998), Arles, Actes Sud, 1999, pp. 21-48.

 

Appels à contribution

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche